Les discours autour de l'oeuvre.

  • Ouvrages
    • Le bulletin municipal du Diamant Mai 1998

      avec la collaboration de Mr Serge LARCHER, Mme SATURNIN-MERLANDE, Mr Pierre PINALIE-DRACIUS , Mr François EMICA, Mr Camille CHAUVET, Mr Laurent VALERE.
      Le naufrage de l’Anse Caffard, Le Diamant (8 avril 1830)
      Récit du Directeur Général de l’Intérieur par intérim, M. Le Boitel :
      "J’ai reçu le neuf avril, à sept heures du matin, un avis par lequel
      Monsieur Telliam Maillet, commissaire commandant du Diamant, m’informant
      qu’un bâtiment négrier s’était la veille jeté à la côte vers 10 ou 11 heures
      du soir.
      Une heure après nous étions arrivés sur l’habitation qui avait reccueilli
      les malheureux provenant du naufrage. ...
      Je (les) proclamai possession acquise du Roi. Nous jugeâmes ensuite,
      Monsieur le Directeur des Douanes et moi, après nous être concertés sur ce
      qui nous restait à faire qu’il importait essentiellement de nous rendre au
      lieu même du naufrage. ...
      Messieurs les Commissaires Commandans du Diamant et des Anses d’Arlet nous
      servirent de guide (...) et après une demi-heure de marche au travers de
      roches à fleur d’eau, nous arrivâmes à l’endroit où le bâtiment avait fait
      côte. Des mâts brisés arrêtés dans des quartiers de rochers, des parcelles
      de voiles déchirées et retenues flottantes, ainsi que des cordages dans les
      écueils où le bâtiment s’était englouti, témoignaient encore de l’endroit
      qu’un événement affreux avait couvert de deuil.
      Quarante-six cadavres dont quatre de blancs, gisaient au milieu des rochers
      et avaient été rendus par la mer, avec une telle violence, que plusieurs de
      ces cadavres étaient resserrés dans des quartiers de roches d’où il était
      difficile de les retirer : toute la côte était couverte de planches, de
      débris de bâtiments rompus en parcelles : j’y ai aperçu des débris de mâts.
      J’ordonnais l’inhumation des cadavres des noirs à quelque distance du
      rivage, et je fis porter les cadavres des blancs au cimetière de la paroisse
      du Diamant, où ils reçurent la sépulture. J’ai été aussi conduit à la case
      de l’homme de couleur libre Borromée, où les noirs sauvés du naufrage
      avaient d’abord été reccueillis. Il en restait alors six que leur état de
      souffrance n’avait point permis de conduire jusqu’à l’habitation
      Latournelle. Les autres noirs rescapés, 80, furent conduits et remis à
      l’administration de la Marine au Fort Royal.
      J’ai fait procéder par des interprètes, à l’interrogatoire des noirs
      naufragés. Il en résulte de leurs déclarations,que depuis quatre mois, ils étaient en mer,que le plus grand nombre de blancs à bord, étaient morts dans la traversée,
      que soixante-dix noirs aussi étaient morts de maladie avant le naufrage
      et tous avaient été jetés à la mer pendant le voyage,et qu’il restait encore deux-cent-soixante quand ils se perdirent sur la côte du Diamant ....
      Il n’y eu que peu d’hommes sauvés étant tous accouplés avec les fers aux
      pieds et dans la cale au moment du naufrage."
      cité par Merlande SATURNIN, ³Le Diamant dans l’histoire² dans Le Diamant,
      bulletin municipal de la Ville du Diamant , nouvelle série, Mai 1998, p. 6
    • "Le primat de l'intemporel Cap 110" un article de Serge GOUDIN-THEBIA dans la revue trimestrielle ARTHEME n° 05 de Janvier 2000 - BP 3018 - 97257 Fort de France cedex Redoute.
  • Etre esclave (Afrique, Amérique,15è-19è siècle) - Catherine COQUERY-VIDROVITCH et Eric MESNARD - Ed La Découverte.
  • Les Ibos de l'Amelie de Françoise THESEE
  • Conférence d'Elisabeth LANDI, Professeur agrégée d’Histoire (AMEP-IREM / 15-06-04)
    LE NAUFRAGE DE L’ANSE CAFFARD : 
    DE L’ÉVÉNEMENT HISTORIQUE À L’ENJEU DE MÉMOIRE
    Les professeurs de mathématiques ont convié un professeur d’histoire dans une réunion pédagogique, voilà qui est peu banal. Les sciences dures vont à la rencontre des sciences sociales “molles”. C’est en effet autour d’un événement dont la symbolique est particulièrement signifiante pour notre société que nous sommes réunis ici ce soir.Il y a plus d’un siècle, en 1830, un bateau négrier illégal faisait naufrage au lieu-dit anse Caffard au Diamant. Ce lieu géographique est devenu un lieu de mémoire grâce à l’intervention du politique et de l’artiste. Il est devenu le lieu de la commémoration officielle de l’abolition de l’esclavage.
    Les collègues de mathématique ont intitulé leur soirée “Mémoire, arts et mathématiques”. Là encore, il y a lieu de se pencher sur le choix du terme “mémoire” et non histoire. Pour ce qui est de mon ressort, je tenterai de montrer comment la mémoire doit s’articuler à l’histoire pour re-construire le passé d’une communauté.Comment faire le lien entre un événement historique et les problématiques présentes ?
    Celles qui préoccupent nos chers collègues mathématiciens mais cela n’est pas de mon ressort. Celles qui ont présidé à l’érection d’un monument très spécial pour la commémoration du centcinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, “le mémorial de l’anse caffard” ou encore le “cap 110”.En d’autres termes, il nous a paru utile de montrer comment un fait historique avéré était devenu un lieu de mémoire et un lien social dans la communauté diamantinoise et au-delà martiniquaise, comment derrière ce lieu du souvenir et du recueillement se dessinaient des enjeux de la mémoire et du pouvoir.Un événement longtemps méconnu, enfoui dans la mémoire collective, transmis oralement de générations en générations, le naufrage d’un bateau négrier clandestin, est devenu le temps d’une année commémorative, le point de cristallisation du fameux “devoir de mémoire” tant convoqué à l’aune de nos oublis successifs.Grâce à la perspicacité du maire du Diamant, Monsieur Serge Larcher, et de Madame Merlande Saturnin, alors professeur d’histoire et de géographie au collège du Diamant, ce douloureux événement est sorti de l’oubli et de l’ignorance pour devenir le symbole même de la mémoire retrouvée, de l’acte de repentance et l’affirmation d’une identité conquise.
    Par la conjonction de 2 éléments :
    - la volonté du pouvoir politique municipal
    - l’opiniâtreté de Mme Saturnin qui a mené les recherches historiques
    cela a permis le choc entre politique, mémoire, histoire et art et annonçait l’apogée d’une attitude nouvelle = celle de la reconquête d’une histoire singulière et d’une identité à travers les problématiques du présent
    Nous sommes en 1997 / 1998, dans un contexte particulier, celui de la préparation de la commémoration du centcinquantenaire de l’abolition de l’esclavage. Une atmosphère particulière de liesse, d’inaugurations, de célébrations et de recueillement règne en Martinique.
    Les Martiniquais veulent commémorer officiellement la mémoire de leurs ancêtres, celle des opprimés, des silencieux de l’histoire, des esclaves ... en contrepoint d’une longue tradition dite assimilationniste où les grands hommes et les grandes batailles ponctuaient le lent cours des siècles passés.
    Le débat alors fait rage dans tous les sens, il confine parfois à la loghorée et à l’injonction. La population est sommée de se souvenir coûte que coûte, l’histoire et la mémoire s’entrechoquent parfois au prix de contresens extraordinaires.
    Le “devoir de mémoire” est devenu une vulgate convoqué à chaque coin de rue et de reportage. Son utilisation abusive le banalise et lui fait perdre tout son sens quand il est imposé, manipulé et coupé de la réalité historique.
    Comment faire la part des choses entre le “devoir de mémoire” des politiques et le devoir d’histoire nécessaire à toute société ?
    Comment réparer les oublis de l’histoire sans sombrer dans une nouvelle vulgate tout aussi éloignée de la réalité historique que la première ?
    Or précisément, la commune du Diamant semble avoir montré l’exemple en partant d’un fait historique encore présent dans les mémoires collectives même cela était flou.
    En exhumant de l’oubli progressif le naufrage d’un bateau négrier clandestin échoué sur la côte et en faisant par la magie du travail de l’artiste un espace de commémoration et de recueillement, la municipalité du Diamant, en l’occurence, M. Serge Larcher, a montré comment l’histoire, le politique et l’art pouvaient entretenir des rapports féconds et pouvaient restaurer pour une communauté bien particulière tout un pan de son histoire enfouie.
    De plus, la mise en place du projet, son élaboration a suscité des remous dans la population; cela lui a permis de prendre le temps de réfléchir et de créer du lien pour s’approprier une telle démarche.
    A travers le mémorial du Diamant, c’est un hommage rendu
    - à l’histoire en tant que discipline scientifique avec ses méthodes et sa rigueur:
    - mais aussi à l’histoire d’une communauté particulière, à l’histoire d’une démarche politique qui par les réactions qu’elle a suscitées montrent bien la complexité du lien entre histoire et mémoires.
    A une certaine époque qui n’est pas si lointaine, l’histoire en Martinique était surtout orale, des faits comme le récit du naufrage des captifs en 1830 à l’anse Caffard, se sont transmis lors de veillées, de bouche à oreille et de générations en générations.
    Au Diamant, le récit du naufrage était de notoriété publique et s’est transmis au fil du temps.
    Grâce aux recherches de Mme Saturnin et de feu père David, nous pouvons affirmer un certain nombre de faits :
    Dans la nuit du 8 au 9 avril 1830, dans la Passe des Fours, bras de mer agité entre le Rocher et la côte, une embarcation se trouve en difficulté. Dès l’après-midi, les habitants des 125 habitations du Diamant observent un horrible spectacle : sur l’eau, un navire en proie à de graves difficultés est sur le point de sombrer. Rapidement les secours s’organisent et certains habitants divisent leurs forces pour aider le bateau en difficulté mais en vain. Vers 11h du soir le navire se fracasse au milieu de cris d’épouvante et de douleur des passagers-captifs.
    Le procès-verbal du Directeur Général de l’Intérieur par interim relate la découverte du navire après le naufrage.
    Certains indices tels que les vêtements de l’équipage révèlent que le bâtiment était un navire français. Il venait précisement de Plainbœuf
    L’examen des 86 survivants, en majorité des femmes et des enfants qui avaient survécu grâce à l’absence de chaînes et de fers, a permis d’établir l’état des personnes avant l’accident.
    Leur maigreur et leur faiblesse extrêmes prouvèrent que les conditions du voyage avaient dû être particulièrement difficiles. La nourriture était insuffisante, les captifs ibos qui servirent d’interprètes expliquèrent qu’en fait le navire avait dérivé durant deux mois avant d’être aperçu au large des côtes du Diamant.
    Beaucoup de marins et de captifs avaient été malades et étaient décédés pendant la traversée.
    Plusieurs hypothèses furent avancées quant à l’état des captifs et membres de l’équipage et à propos de la dérive du bateau. La plus évidente serait que le navire français, transportant clandestinement des captifs avait tenté d’échapper à la vigilance des Anglais qui pourchassaient les négriers illégaux et avait ainsi dérivé pendant plusieurs mois.
    Les bateaux de la police anglaise exercaient une vive répression; 1807 = la GB fait abolir la traite négrière; reconnue en 1815 au Congrès de Vienne; confirmée en France par les lois de 1818 et de 1827.
    La durée du voyage s’est considérablement allongée, les vivres ont alors manqué expliquant la maigreur des rescapés et les maladies ayant occasionné la mort des membres de l’équipage et des captifs (cf. F. Thésée, “Les Ibos de l’Amélie”, Ed. Caribéennes, 1986, p. 11/12).
    Ce qui était certain c’est que le sort de ces captifs allait poser de nombreux problèmes aux autorités. Ils n’étaient pas esclaves et ne pouvaient donc être traités en tant que tel. Par ailleurs, ils étaient proclamés “possession du Royaume de France” et donc il était impossible d’en disposer à son gré.
    Pour l’heure, il fallait s’en occuper, tout au moins les soigner, tâche dont se chargeront les “habitants” du Diamant. Un certain Boromée, un homme libre de couleur leur apporta les premiers soins le soir même.
    Mais la question de leur destination demeurait toujours et refit surface. Que faire de ces captifs ? Les laisser en liberté ? Cette solution ne fut pas retenue car des captifs en liberté risquaient d’influencer négativement les autres esclaves.
    Ils furent envoyés au Fort-Royal à Bellevue et finalement après un mois de délibérations, les rescapés du naufrage furent conduits en Guyane où ils arrivèrent le 25 juillet 1830 pour y effectuer des travaux d’utilité publique à Mana. La demande du Gouverneur de les maintenir en Martinique avait été rejettée.
    Après leur arrivée en Guyane, on perd leur trace mais il semblerait que bon nombre d’entre eux furent libérés en 1838.
    Par ailleurs, pendant le mois de mai, les “habitants” du Diamant avaient manifesté plusieurs revendications. Les plantations de La Tournelle et du Cavereau demandèrent des indemnisations pour avoir aidé au sauvetage. Leur requête fut acceptée.
    M. Boromée, épris d’une des captives, tenta en vain d’obtenir sa libération.
    Mais un autre fait autrement plus important troubla les esprits. Le 02 octobre 1830, Sieur Telliam Maillet, le commissaire-commandant du Diamant fut arrêté. Il était accusé d’avoir passé commande pour une cargaison d’esclaves, acte interdit, compte tenu de l’abolition de la traite. L’affaire avait été découverte grâce à la capture d’une “cargaison” de captifs au Robert.
    Doit-on établir une relation entre cette cargaison destinée à M. Maillet et la présence du négrier français dans les eaux diamantinoises ? La cargaison du navire échoué était-elle aussi destinée au commissaire ? Ce sont des pistes de recherches.
    Les preuves ne furent pas apportées mais les 2 affaires situées à quelques mois d’intervalle présentent des coïncidences troublantes.
    De ce fait singulier, le maire du Diamant voulut en faire un symbole de sa commémoration, je cite : “un acte de citoyenneté, un exorcisme pour un travail de deuil et de mémoire”.
    Le Diamant possédait déjà 2 œuvres symboliques : le buste de Victor Schœlcher à côté de la mairie
    et la statue du Nègre Marron par Hector Charpentier à l’entrée du bourg.

    En 1998, l’occasion était idéale pour faire de cet événement un véritable lieu de commémoration (se souvenir ensemble) et de recueillement (lieu de sépulture des captifs naufragés), ancré dans la mémoire collective et dans les archives.
    C’est donc une démarche qui part de la réalité d’un fait historique et qui va donner naissance à un monument appelé “Mémorial”.
    Par ailleurs, c’est aussi l’occasion d’introduire une symbolique rituelique autour d’un parcours triangulaire entre les 3 monuments (mémorial - deuil / abolitionniste - combat politique / nègre marron - liberté) et lieux (sortie bourg - mairie centre- entrée bourg) lors de l’inauguration officielle avec le ministre de la République.
    Cette démarche se veut celle de la réconciliation humaniste et universelle.
    Elle aboutit à la réalisation du monument, 15 statues surgies des entrailles de la mer dont nous a parlé mon ami Laurent Valère, “le jeune artiste de la commune”.
    Quelles furent les réactions suscitées par ce projet ?
    La démarche du maire n’a pas provoqué d’emblée l’unanimité aussi bien politique que populaire tant au Diamant qu’en Martinique .

    Le maire dut affronter de nombreuses oppositions parfois violentes verbalement et dut se battre avec obstination pour faire aboutir le projet :
    - pour une partie de la population , ériger des monuments c'est remuer le passé esclavagiste douloureux ,c'est un  facteur de division voire de haine ...
    - au sein même du conseil municipal, le projet a été difficile à faire passer .Il a fallu  4 conseils municipaux, se défendre contre des attaques sur le coût financier, sur la destruction du site naturel, sur l’art qui ne sert à rien, …
    - de même au niveau des collectivités territoriales et au niveau national, personne ne semblait croire à la faisabilité du projet et les travaux ont commencé sur les fonds propres de la commune.
    Malgré ces difficultés initiales, le projet à été reconnu par la suite et fut au centre des cérémonies de la commémoration officielle de l’Etat : le 22 mai 1998, c’est en grande pompe que le Cap 110 est mis à jour dans le cadre d’une importante cérémonie en présence d’un parterre d’officiels dont le plus illustre du jour, le ministre de la République française, M. JJ. Queyranne.
    Par cette présence et par cet acte, la République reconnaissait cette histoire douloureuse, prenait en compte officiellement le passé esclavagiste longtemps oublié ? renié ? bafoué ? par qui ? pourquoi ? Cela reste à prouver. Le débat est ouvert.
    D’ailleurs les Diamantinois ont fait preuve d’une grande émotion et d’une grande fierté en révélant le pan de cette histoire douloureuse mais devenue du coup héroÏque et libératrice. Ce moment fut ressenti par beaucoup comme une sorte de nouveau départ (anecdote du vieil homme au bouquet d’hibiscus).
    Cette appropriation du mémorial par la population du Diamant montre bien que cela correspond à quelque chose d’intime, de profondément enfouie dans la mémoire collective et non pas à une circonstance plaquée.
    Nous savons aujourd’hui que le lieu et le symbole font partie de la conscience des Martiniquais :
    à travers des visites en familles,des sorties pédagogiques d’élèves, des parcours touristiques mais surtout les illuminations à la Toussaint (naufragés enterrés et statues représentent des  sépultures).



    C’est la preuve d’un succès incontestable, la preuve de l’adéquation entre :
    - 1 projet politique
    - 1 conscience historique, collective et communautaire
    - 1 traduction artistique
    Quelles réflexions pouvons-nous tenter en forme de conclusion sur le difficile “devoir de mémoire” à assumer ?
    Le souvenir est devenu aujourd’hui un insoutenable impératif.
    Or malgré les injonctions politiques venant de tous horizons, de nombreux obstacles persistent encore;parmi ceux-ci, l’inertie des responsables de l’éducation à tous les niveaux qui fait de l’acquisition de la connaissance une véritable conquête.
    Malgré les efforts déployés ces dernières années, la connaissance du passé reste parcellaire, fragmentée et surtout soumise exclusivement à des impératifs idéologiques et politiques.
    Elle a du mal à s’ancrer dans les consciences et dans les esprits malgré une inlassable répétition des événements. Peut-être parce qu’il n’y a pas de véritable prise en compte des besoins de la population, pas de véritable politique de la recherche historique et de la diffusion de cette culture.
    Peut-être aussi, parce qu’il n’existe pas suffisamment de lieu où la parole pourrait être libre et non soumise à une censure idéologique où seule l’histoire héroïque et manichéenne est valorisée. D’autres obstacles subsistent aussi dans l’être martiniquais. Certains utilisent les métaphores médicales ou de déni, etc.
    Comment alors accomplir l’impérieux “devoir de mémoire” si le seul souvenir (surtout quand il n’y en a pas) prend la place du devoir d’histoire c'est-à-dire assumer pleinement tous les héritages de l’histoire ?
    L’alternative est simple et en même temps difficile à mettre en œuvre :
    -soit une histoire perçue comme connaissance et tremplin
    - soit une histoire-prétexte, prélude au déni, à un splendide enfermement et à une victimisation permanente.
    Comment débarasser le débat de toute sa charge passionnelle pour aller vers l’acceptation que l’histoire ne s’écrit pas en noir et blanc mais avec toutes les nuances du gris ?
    Le devoir de mémoire peut perdre tout son sens quand il est confisqué par le politique, quand une population n’y est pas étroitement associée.
    D’où la nécessité de revenir à l’exemple de la commune du Diamant qui a fondé sa démarche sur l’association entre devoir de mémoire et devoir d’histoire.
    Le risque est grand d’instrumentaliser ce fameux impératif du souvenir. Le désir de revanche sur le passé ne peut être qu’une solution à court terme qui ne permettra pas de résoudre les problèmes identitaires de la société martiniquaise dans le sens d’une plus grande reconnaissance de son passé mais aussi de son avenir.
    Commémorer c’est se souvenir ensemble et non l’un contre l’autre.
    C’est donc bien d’un enjeu de pouvoir qu’il s’agit quand on parle de “devoir de mémoire” : pour quoi faire ? à quelles fins ? et comment le mettre en œuvre ?
    L’art par l’émotion qu’il transmet est une façon d’honorer ce devoir et de dire l’indicible pour l’historien. Mais permettez-moi de terminer par l’affirmation de mon identité historienne.
    L’art ne peut pas suffire quand la quête identitaire réclame une “vérité historique” indépendamment des rivalités et des clivages politiques.
    Le travail de l’historien et plus que jamais son engagement et sa rigueur doivent donc être réaffirmés en dépit des nombreuses difficultés qu’il rencontre.
    Car pour comprendre, il faut commencer par apprendre.
    © Elisabeth LANDI, Professeur agrégée d’Histoire (AMEP-IREM / 15-06-04)

  • Article de France-Antilles :
    Juste en face de la Passe des Fours, 15 statues blanches s'imposent.
    La teinte blanchâtre de l'œuvre de Laurent Valère, obtenue avec du sable de Trinidad, renvoie au deuil, à la mort.
    A partir des textes sur les panneaux d'affichage, des sculptures très imposantes par leur taille (2,50 m) et leur densité (4 tonnes), regroupées toutes les 15 et alignées dans un espace concentré : voici le Mémorial de l’Anse Cafard inauguré il y a tout juste trois ans. Tout visiteur qui s'arrête sur ce site aime à découvrir ou redécouvrir cette histoire du commerce triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et l'Amérique. Une œuvre du plasticien martiniquais, Laurent Valère.
    Acte l : Le 8 avril 1830
    Il est 23 heures quand un navire négrier échoue sur les côtes du Diamant, à l'anse Cafard. Sur une cargaison estimée à 300 esclaves,seulement 86 sont rescapés, 46 cadavres gisent sur les rochers et le reste de la " marchandise " encore enchaînée coule au fond de la mer.
    L'œuvre de Laurent Valère, parle comme un conte. Ses statues montrent parfaitement l'expression des premiers secours de l'époque ; un groupe d'esclaves de l'habitation Dizac, un quartier du Diamant, non loin du lieu du drame.
    Ces colosses de béton traduisent l'état de choc de ces " nègres " qui n'avaient pourtant pas d'âme, pas d'humanité. L'artiste arrive par sa gestuelle plastique à rendre toute la souffrance à ces hommes et femmes.
    On sent la colère, ces bouches mi-ouvertes qui semblent bougonner ; mais la retenue est quant même marquée par le plasticien. Faut il le rappeler que ces esclaves ne pouvaient pas s'extérioriser ?. Cette rage dans l'expression esthétique s’apparente plutôt à une sorte de bouderie d'enfant. Les bras le long du corps donnent une grande force aux sculptures. Elles montrent une sensation de dépit, de désespoir et peut être même que certains de ces esclaves de Dizac auraient préféré à l’époque de leur traversée finir comme ces cadavres sur les falaises.
    Acte II : L'inhumation
    Les 42 Africains ont été inhumés à même le rivage, sur le site ou se trouve le mémorial.
    Cette œuvre symbolise un rituel, le passage vers le monde des génies. Le sculpteur nous offre une scène d'adieu à des frères d’Afrique qui comme bien d’autres ont trouvé la mort dans ce commerce triangulaire Les têtes inclinées, la postures des corps : agenouillés, dégagent le recueillement du groupe ; la tristesse ressort de l'expression des visages. Cette succession de têtes renforce cette amertume et un silence profond se dégage de l'ambiance générale. Elles entonnent discrètement un chant d'adieu comme pour aider les disparus à trouver le repos et à rejoindre leur royaume.
    Acte III : Le conseil des sages
    Cette offrande de l'artiste, empreinte de symbolisme avec des sculptures orientées au cap 110°, direction le Golfe de Guinée, est une manière d'honorer les esprits, les génies ; guider les défunts vers les ancêtres. Cette haie d'hommes renvoie quelque part aux rites initiatiques chez les Nalus de Guinée ; l'expression des étapes et des difficultés à franchir dans la vie. Ce mouvement ondulatoire des bras rappelle le génie du serpent appelé le mbanong chez ce même peuple. Génie de toutes les forces cosmiques et telluriques ; esprit protecteur qui veille sur le village.
    A partir d'un acte de création, Laurent Valère met dans un site un support visible et dynamique permettant de maintenir une mémoire.
    La symbolique de la paix
    Par un savant dosage de réalisme et d'abstraction, Laurent Valère arrive comme beaucoup de sculpteurs africains à faire une œuvre qui n'est pas décorative, mais qui intervient dans le champ politique et social. Une sculpture d'une monumentalité équilibrée, pleine de formes ; des volumes qui lui donnent toute sa spécificité plastique. La teinte blanchâtre de l'œuvre obtenue avec du sable de Trinidad, renvoie au deuil, à la mort ; mais c'est aussi à la symbolique de la paix. La patine due au temps rappelle des traces de libations ; une manière d'offrir, d’honorer, de se recueillir.